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Tacita Dean. Stillness ou La traversée d’un intervalle par Louise Provencher

 [1]

...Comme si une interminable conversation secrète entre deux voix fractionnait infiniment chaque seconde pourtant finie de l’écoute. Peter Szendy P [2]

La proposition de Tacita Dean était, sans doute, trop séduisante pour que Merce Cunningham puisse y opposer la moindre résistance : rendre hommage à un complice de longtemps, par la mise en écho chorégraphique d’une partition conçue dès l’origine telle une adresse à qui veut bien interpréter, sinon composer, son mouvement suspendu. Soit 4’33’’ (1952), geste pianistique oeuvrant sur les possibles, jusqu’alors « inouïs », de l’écoute [3] . Et un compositeur, déjà résolu à sa disparition, son oubli en tant que concepteur, se désignant par silence(s) interposés, simple « auditeur ».

D.C. - Il est vrai que beaucoup d’oeuvres signées John Cage ont donné lieu à des réalisations qui diffèrent du tout au tout, selon les interprètes. Avec vous, l’interprète devient compositeur. J.C. - Oui. Et le public peut devenir interprète. D.C. - Que devient le compositeur ? J.C. - Il devient un auditeur. Il se met à l’écoute. [4]

John Cage. Celui qui incite Merce Cunningham à quitter l’école de Martha Graham pour échapper à l’emprise croissante de la danse par la littérature. Prélude à la rupture décisive de tout assujettissement de la danse par la musique, afin d’éviter que ne s’insinue le moindre « cliché » d’ordre affectif. Nous sommes, toujours, en 1952 [5]. Consécration du happening, où l’aléatoire règne en maître. Dialogue ininterrompu par la suite entre le chorégraphe et son directeur musical où la seule durée institue leur lieu de rencontre. L’espace de leur liberté. Ici, dans l’installation de Dean, par six fois contresigné. Au fil de la captation de performances forgées sur le vif d’une apparente « immobilité ». Engageant résolument le spectateur au travail, fictionnant, de la perception. Leitmotiv récurrent, s’il en est, des oeuvres filmiques de Tacita Dean. Et de Merce Cunningham performs STILLNESS (in three movements) to John Cage’s composition 4’33’’..., en particulier.

Tacita Dean, peintre. On le (re)découvre, on le voit. Sa composition fait tableau. Narguant les cimaises, jouant à la fois l’accolement et le détachement. Tandis que le sujet prend la pose, « grandeur nature », pour la partition à trois temps. Posté au loin ou se rapprochant, nous tournant le dos, puis se ravisant. Le regard fixant l’objectif. Trompe-l’oeil [6] . Car de décentrement – à l’instar de celui exigé par Cunningham à ses danseurs pour que se désagrège la frontalité de la salle du spectacle – et de « relief », en creux, de son bougé, il est ici question ; celui-là même induit par la pulsation, la profondeur insoupçonnée de l’instant. Composition, donc, mais démultipliée au gré d’un cadrage informé du fait d’une expertise de l’artiste quant à la déconstruction du processus cinématographique. Cela aussi se perçoit, s’entend. Kaléidoscope des plans, disposition labyrinthique des écrans, scénographie des projecteurs et bruitage du déroulement de la pellicule nous en avisent séance tenante, avant même parfois qu’on y porte attention. L’oeuvre de Dean transpose ce qui fuit du registre visuel aux franges du champ de l’audible. De ses bribes. Et réciproquement.

Motif ambiguë, emblématique, à ce double titre du miroir. Générateur d’une réflexivité qui jouxte, pour mieux les voir se distendre, le trajet heurté d’une lumière et l’immixtion des plages sonores. Signe d’une oscillation irréductible entre ce qui semble se présenter là, devant, et ce qui ouvre sur le dehors d’une scène [7] à l’ancrage acoustique indéterminé. Au fil d’images virtuelles ponctuant la plongée dans la verticalité d’une mémoire. Nous revient d’emblée le titre d’une oeuvre antérieure de Dean, Sound Mirrors (1999), lui-même emprunté au nom d’un appareillage militaire de détection, puis laissé à l’abandon faute d’avoir pu accomplir efficacement sa fonction. Libre désormais d’accueillir, et de recueillir sans filtre ce qui surgit à l’horizon. Titre qui pourrait à nos yeux servir d’exergue à cette installation où les miroirs maculés semblent autant de reposoirs vibrants du brouhaha envahissant le studio de Cunningham. Du bruit, ce « son sale », surgissant de la rue et des autres espaces de répétition de l’immeuble. Miroirs enserrant le passage du temps, des souvenirs « gelés », le glissement des doigts et leur cortège imaginaire.

Point d’orgue. Si « le temps du film devient temps réel » [8], c’est précisément afin que se trouve ici réinterrogé ce qu’il faut entendre par durée, pour ne pas dire les durées, soit cette temporalité feuilletée où le maintenant n’a de sens que porté par un passé qui n’est en rien assimilable à l’archive que l’on tirerait d’une « mémoire à tiroirs ». Le passé « est » [9], tel un temps virtuel lové au coeur du présent comme autant de possibles latents. En attente de se voir réactualisés. La mise en scène de plans fixes concourt à déconcerter une conception linéaire du temps en tant que simple succession d’instants. Méthode que l’on retrouve dans plusieurs des oeuvres de Dean mais s’inscrivant pour l’heure dans un jeu de répons singulièrement fécond.

Stillness, titre justement choisi par Cunningham pour coiffer ses performances. Et qui nous ramène insensiblement à la Tranquillité, premier des « modes permanents de l’émotion », selon la théorie indoue à laquelle s’est pour un temps référé Cage [10]. À l’usage subséquent par celui-ci de diagrammes qui lui semblent pouvoir se suffire à eux-mêmes pour transcrire de manière claire les structures rythmiques sans qu’il n’ait à intervenir d’aucune façon. Motif d’une mise à l’écart de l’auteur/compositeur auquel souscrit le chorégraphe tandis qu’il envisage pour sa part une « notation qui serait immédiatement visuelle » [11] et le hasard pour maître d’oeuvre de l’ordre d’enchaînement des séquences de mouvements conçues séparément pour chaque partie du corps. Mise en jeu du hasard à ne pas confondre avec un champ ouvert à l’improvisation. Indéterminisme plutôt – propre à certaines pratiques chorégraphiques japonaises dont le Nô - introduit dans la musique occidentale, selon le compositeur Akira Tamba, grâce à la pratique de Cage inspirée du I Ching. Le Nô, cet art accordant autant d’attention à l’absence d’action qu’à l’action elle-même. À l’acte suspendu, « cet instant où le mouvement qui continue est toutefois arrêté, où l’esprit peut délibérer tout en suivant le flot du temps. » [12] Remarquable à cet égard que l’exemple du Nô soit justement, récemment, mis de l’avant par Alain Berthoz, neurophysiologue, tandis qu’il expose les thèses d’un cerveau inhibiteur : dont les fonctions, privilégiant l’action, ont avant tout pour finalité d’éliminer tous les scénari qui ne favoriseraient pas une adaptation efficace à une situation qui se présente là, maintenant. Lors que l’on sait que Cunningham a justement fait valoir très tôt – au moment même où sévit la mode, « surréaliste », de l’automatisme à tout crin - la nécessaire déconstruction des conditionnements sociaux et perceptifs qui grèvent tant la perception du son que celle du mouvement.

Stiilness, Puissance de l’immobile. Le chorégraphe n’a plus l’usage de ses jambes. Peu importe. La danse, ce « puissant activateur d’états de corps passés » [13]. fait son oeuvre. Dans la mesure même où « les possibilités du mouvement sont limitées davantage par ce qu’on imagine faisable à une époque et dans un contexte donnés – donc par une représentation mentale de la « naturalité » du corps – que par des contraintes anatomiques réelles » [14] . Réplique, amicale, souriante à Cage, considérant que les « mouvements des corps humains » sont irréductibles à la « « danse » des sons » et qu’à ce titre, « la musique nous donne un modèle pour une vie dégagée de toute utilité – au sens d’une nécessité à laquelle on ne peut échapper. Tandis que la chorégraphie est un exemple de ce qu’il faut faire pour vivre avec l’utilité. » [15]. L’immobilité, ici convoquée par le chorégraphe pour faire se retourner sur elle-même la perception.

Stillness. Prégnance indéniable de l’« Immobile » que l’on serait tenté de rapprocher, aussi, finalement, de cet « effet gong » évoqué par le mime Étienne Decroux . [16]

Que resterait-il d’un corps dit « propre », si sa mutique, si son simple être-là silencieux et immobile, est encore une figure, voire une hantise ? Peter Szendy [17].

Sound Mirrors, nous y revenons, expression rappelant tout autant la fascination de Dean pour l’océan comme symbole d’une force élémentaire réactivant la thématique dix-huitièmiste du sublime [18] que ce projet de Cage pour la Merce Cunningham Compagny en hommage à Joyce, ce maître de la fragmentation du discours. Projet concocté suite à la vision de la sculpture de l’écrivain, assis sur sa tombe. Si pleinement vivant, sensuel même. [19] Avril 2007, Cage, fantôme hantant Cunningham assis dans son studio, du dehors comme du dedans : figure qui le scinde puis le recompose, guide imperceptible de la scénographie de ses gestes. Juillet 2009, Cunningham, à son tour, oeuvrant sur le mode de la « survivance », pour reprendre un terme cher à Aby Warburg [20] « Sculpture flottante », à l’instar des partenaires virtuels octroyés à ses danseurs, ondoyant dans l’espace... Cunningham, dans la posture d’une (ré)écoute que Dean accompagne, par le relais de miroirs détonants, pour les « présents » passés et à venir...