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L’automne de Black Market International /

L’automne de Black Market International [Événement + plasticité = performance]

Récit de la soirée du 24 Novembre 2010

À l’occasion de ses 25 ans, le collectif de performeurs Black Market International1 (BMI) proposait cet automne un « anniversary tour » à travers la Pologne et l’Allemagne, qui devait finir au Performance Art Festival « Bone 13 » à Berne en Suisse2. Dans le cadre de cette tournée créative, BMI présentait à Cologne – en marge des milieux les plus courus par les amateurs d’art – une session de performance art très remarquée à l’Orangerie – Theater im Volksgarten (24 nov. 2010)3. À ceux qui peinent parfois à saisir l’intérêt du genre de la performance, on ne saurait que conseiller une immersion de plusieurs heures dans l’univers décalé de BMI. Il reste qu’une définition claire du medium n’en découlera pas nécessairement puisque les pratiques du performance art sont extrêmement variées : les performeurs ne cessent de transformer eux-mêmes les modes d’utilisation des langages artistiques. On partira donc d’une description minimale : dans un certain espace-temps, des artistes se mettent en mouvement et présentent des actions (portant soit sur des objets, soit sur l’espace, soit sur leur propre corps). Mais replonger dans cette soirée du 24 novembre permettra d’étoffer quelque peu ce point de départ.

Comme souvent pour une performance, les spectateurs de BMI s’étaient équipés pour l’occasion : afin de saisir au mieux les actions proposées par les performeurs, en plus de leurs yeux, de leurs oreilles et autres organes des sens, la plupart se sont munis d’appareils photos numériques, de caméras, de carnets de notes. Car il faut se rendre à l’évidence : ce qui s’est passé le 24 novembre ne se reproduira plus jamais sur le même mode. Chacun a donc le loisir de relever des traces et de participer à l’archivage collectif de l’événement.

Le spectateur doit se rendre à l’évidence : le « produit » consommé est périssable, il s’est déjà dissous en lui et il n’y a finalement rien à vendre à ceux qui auraient manqué la performance. Face à un medium si versatile, on se trouve souvent démuni. Déjà, en voulant décrire les actions qui leur ont semblé décisives, le spectateur et/ou le critique ne font que restituer leurs propres parcours, montrant leurs capacités singulières à imaginer, à capter et à associer des éléments. Ils proposent leurs propres montages, forcément uniques. La performance a comme vertu – entre autres choses – de rendre le spectateur conscient de la singularité de sa vision. Du coup, le critique censé décrire l’impact d’un tel événement se heurte aussi à la subjectivité de son point de vue (au double sens intellectuel et spatial du terme). Le spectateur : actif ou passif

Les artistes de BMI poussent cette difficulté à son comble puisque, dans leurs performances collectives, l’action est multiple et disséminée. En effet, les performeurs occupent un même espace divisé en plusieurs foyers d’actions parallèles. Dans tous les coins, il se passe quelque chose. Les artistes se croisent inévitablement et, à chaque carrefour, il faut faire le choix de suivre l’un ou l’autre (Ah, Ces spectacles dont vous êtes le héros...). Les artistes construisent – le temps d’une proposition – des micro-espaces, évoluent dans leurs bulles. Mais ces bulles éclatent ; les actions débordent et se chevauchent. Et le spectateur, qui sature d’informations, balade son regard d’un coin à l’autre, suit telle proposition, puis telle autre, à sa guise et selon sa sensibilité. Rien ne dirige l’œil. Pas de mode d’emploi. Aucune logique ne s’impose de l’extérieur au spectateur, qui doit lui-même découper le flux de l’agitation générale en actions pertinentes. Voilà bien ce qui chiffonne le critique : incapable d’offrir une image globale de ce à quoi il assiste, il n’a que son propre montage à proposer, ignorant ce qui se passait à gauche quand il regardait à droite, et forcément inégal dans son attention. À lui alors de transformer cette contrainte de subjectivité en occasion de gai savoir.

Que reste-il d’une performance au lendemain de son « exécution » ? Quelques notes et photographies, l’impression persistante d’une énergie créatrice, un objet que l’on aurait emporté... Quoi d’autre ? Toute une série de réflexions se sont entremêlées aux images proposées, qu’il convient de détisser pour saisir la nature subversive et poétique des montages d’actions du performance art.

Les artistes de BMI nous plongent dans un univers sonore et visuel inédit. Sonore d’abord, car les actions ne sont jamais strictement visuelles. Elles impriment notre champ auditif et semblent même choisies en vertu du son qu’elles produisent : un sac poubelle secoué dans tous les sens, un rouleau de scotch que l’on déroule – avec ce bruit si caractéristique qui en fait un objet privilégié du performance art –, des verres qui s’entrechoquent sur une table, un bouquet de baguettes en bambou que l’on déplace d’un endroit à l’autre, le son d’un vieux transistor, et dans le micro, des râles, des inspirations, des ronflements. Le vent.

Mais les artistes nous offrent aussi en pâture un univers visuel : et en ce mois de novembre, BMI propose de déployer sous nos yeux un paysage d’automne vivant (comme on dirait « une crèche vivante »). Les objets qui jonchent l’arène semblent relatifs à ce thème général et contribuent à créer une atmosphère de départ. À la fin de la session, l’hiver semble même pointer son nez. Boris Nieslony enlève une à une les feuilles mortes restées attachées à une branche. Le clou de la soirée revient à Alastair MacLennan, l’artiste barbu disparaissant progressivement sous un tas de feuilles mortes (où il passera plusieurs heures sans bouger).

Marco Teubner entraine Julie-Andrée T. dans une cahute de carton. Tout à droite, Alastair MacLennan recouvert d’une montagne de feuilles mortes.

Toutes les actions sont éminemment « plastiques » ; au sens où elles se déploient dans l’espace, transforment des objets, animent le matériau rassemblé pour l’occasion. Si l’on peut davantage rapprocher ce type de performance des arts plastiques, la place laissée à l’événement – au sens philosophique de « ce qui survient » – reste primordiale. Il se passe quelque chose que l’on voit. On joue avec les circonstances : l’antenne radio tournée vers le nord-est capte une station, pliée dans l’autre sens, elle en capte une autre. Mais partir de l’événement dans son surgissement n’empêche nullement de lui donner un relief temporel. Une mémoire se construit : les objets s’amoncellent, jonchent le sol et fabriquent dans la durée un nouveau paysage pour les actions des performeurs et des spectateurs.

Un assemblage d’objets au croisement de plusieurs actions.

La poétique des objets s’appuie entre autres sur le détournement de leurs usages les plus évidents. La stratégie est classique – et fait se rejoindre plusieurs mouvements issus des arts plastiques du 20e siècle : avant-garde, surréalisme, ready-made et performance. Ces décalages introduits dans le tissu de nos habitudes quotidiennes participent de l’impression d’étrangeté suscitée par la performance. Les artistes performeurs offrent une image saisissante de la réalité, où l’on peut mettre un nichoir comme chapeau (et fumer par le trou), empiler plusieurs verres pour boire, jouer de la guitare avec une feuille morte, utiliser des verres à vin comme jumelles longue-vue, s’approcher des gens pour les regarder de près, trop près.

Parmi les spectateurs de cette soirée, on remarque quelques enfants. Ceux-ci n’ont pas l’air d’être déroutés par ce qu’ils voient. Ils y trouvent certainement une logique proche de la leur. Les enfants ont un sens aigu de l’action « poétique », économiquement inutile, poussée à son comble, répétée jusqu’à l’absurde (comme le mot qui perd sa signification à force d’être tourné dans la bouche – cf. le Kafka de Deleuze et Guattari). Au Black Market, on échange sur le mode d’une économie illicite.

On pourrait défendre qu’un certain type d’interaction fait le propre de la performance et BMI ne déroge pas à la règle (interactions entre les performeurs qui partagent un même espace/temps ou interactions avec les spectateurs, voire même entre les spectateurs). Le collectif multiplie les occasions de résonances. Chaque performeur est libre de se saisir d’une action exécutée par un autre artiste pour la transformer (parfois à ses dépens). Participer à l’action d’autrui ne signifie pas seulement l’ « aider » (constituer un appui). Un performeur peut aussi s’immiscer, détruire ou déranger le bon déroulement de l’action sur laquelle il se branche. Chacun est le partenaire de l’autre ; chacun peut également être son obstacle. Bien entendu l’interaction connaît des formes variées. Et rester immobile à regarder les autres s’agiter en constitue certainement une (d’ailleurs très prisée cette fois par Julie-Andrée T.). L’artiste qui ne fait rien – est-ce seulement possible ? - joue le rôle de spectateur aux moments où son regard porte sur les autres.

Parallèlement, le spectateur, qui n’est passif qu’en apparence, est aussi protagoniste de la session de performance. Il est pris à partie par l’artiste qui s’adresse à lui, lui tend des objets (un chocolat, une saucisse de Francfort... pas en même temps heureusement). Chacun se laisse porter par l’alternance d’agitation et de repos. P1010978 Boris Nieslony / Wen Lee / Roi Vaara / Myriam Laplante / Jason Lim. Moment de crise : tout l’espace est suspendu à d’autres « accidents » imminents.

Puisqu’il faut bien interagir dans une performance collective, deux options semblent se présenter : on peut soit chorégraphier l’ensemble pour le maîtriser, et orchestrer à l’avance les rencontres entre les performeurs, soit laisser ouverte l’issue – et prendre alors un risque considérable (ou bien rien ne se passe, ou bien tout arrive). L’option de BMI se situe quelque part entre les deux. On serait naïf de croire que rien n’est pensé à l’avance. Les artistes donnent l’impression d’avoir choisi un thème général (l’automne), une série d’objets caractéristiques de ce thème (feuilles mortes, branchages, corbeau, nichoir, râteau, chapeau, parapluie), une autre série d’objets moins attendus pour lesquels ils ont sans doute un intérêt personnel (un baby-foot miniature, un masque grotesque, une valise, une cassette avec de la musique de fanfare, un infatigable chat asiatique qui balance sa patte). À partir de ce matériau choisi avec soin, les performeurs proposent pendant plusieurs heures des actions plastiques. Celles-ci sont en partie pensées à l’avance et forment le répertoire dans lequel les artistes iront puiser ou non. Le spectateur un peu familier de BMI (ou des artistes du collectif) reconnaît d’ailleurs certaines séquences, certains motifs : la bougie qui se consume sur le doigt tendu, le drap noir sur la tête, la chaise dont les 4 pieds sont posés sur des verres, la peinture bleue dont Julie-Andrée T. se barbouille, l’arbre qui fume de Jason Lim, etc. P1010951 À l’aveugle, Roi Vaara lève les bras. Julie-Andrée T. suit la proposition gestuelle.

Si les performances de BMI s’apparentent a priori davantage aux arts plastiques qu’aux arts scéniques, on ne peut être insensible à l’émergence de quelques « figures » au fil de la session. À travers les interventions plastiques, des caractères typiques se dessinent inévitablement. Tous les artistes de BMI n’en sont pas au même degré de théâtralité : personnages cocasses, personnages beckettiens, personnages neutres ou absence de personnage... Tous les genres sont permis. Parmi les artistes présents, certains sont des solitaires ; d’autres au contraire sont plus « communautaires ». Ils servent de liant, à l’instar de Roi Vaara circulant dans l’espace et bruitant les actions du groupe. Quand la performance touche à sa fin, Elvira Santamaria prend son sac et met son manteau comme quelqu’un qui s’apprête à quitter le boulot – aucun masque, simplement le visage du travailleur fatigué ayant accompli ce qu’il devait accomplir. P1010880 Jacques van Poppel écoute une émission radiophonique allemande en mangeant des saucisses de francfort froides bon marché.

D’autres ne peuvent s’empêcher de construire leur personnage. Même en dehors de toute narration dramatique codée, Jacques van Poppel nous charme par ses mimiques clownesques. Il aime l’avant-scène et le contact direct avec le spectateur : face à nous, il mange des saucisses de Francfort et se laisse regarder. Masquée la plupart du temps, Myriam Laplante instaure elle aussi un jeu plutôt théâtral. Elle se plante devant un corbeau en plastique perché sur un pied et le regarde pendant de longues minutes sans bouger. P1010870 Jason Lim agite une branche cassée au-dessus de l’oiseau en plastique que regarde Myriam Laplante

Seule Julie-Andrée T. déroge à la dominante noire des costumes (« vêtements de travail », comme on dit) de BMI en portant des bas collants rose fluo. Une autre figure-type dans le paysage : l’artiste canadienne se démarque nettement par le « manque de tenue » des postures qu’elle adopte. Toute la drôlerie de son personnage tient à sa nonchalance incarnée (et à sa tête de déterrée). Elle chique la bouche ouverte, s’affale sur son tabouret, fume négligemment des cigarettes en observant ses partenaires. Lee Wen intrigue par son style de clochard fou, une seule mitaine, des fripes trop petites. Son côté borderline entraîne une impression d’insécurité.

Et de manière générale, le sentiment d’insécurité ne fait que croître avec les heures qui passent. Puisque les accidents sont mis à profit par les performeurs, ces derniers donnent l’impression parfois de chercher l’événement qui fera vaciller la session, qui la mettra en crise. Les artistes jouent avec le feu, au sens littéral ou figuré. Les objets brûlent, cassent ; les cordes se coupent. Un morceau de verre rentre dans une chaussure qui crie à chaque pas. Les choses sont posées en équilibre et risquent à tout moment de s’effondrer. Les artistes ont les yeux bandés (ou recouverts de sparadrap), avancent au hasard dans l’espace jusqu’à buter contre une table, une valise ou un spectateur. Marco Teubner traîne un lourd pavé à l’aide d’une corde attachée à son cou mais Lee Wen s’assied dessus et l’autre s’étrangle presque. L’arbre qui fume de Jason Lim est suspendu au-dessus du tas de feuilles mortes sous lequel Alastair MacLennan a commencé à hiberner. On risque l’incendie. Progressivement, on entre dans un état d’alerte : à la tension ambiante s’ajoute le bruit sourd d’une lourde hache qui tombe près des pieds de celui qui la manie. Des cordes de laine sont tendues qui finiront pas céder. De part et d’autre de l’espace, l’action est suspendue. Certains s’immobilisent ; d’autres se déplacent à l’aveugle sur ce terrain miné. Avec la tension, s’est installé le silence. Hormis quelques tessons de verre qui cassent encore sous les pieds. Le rythme ralentit. La construction centrale s’écroule et sans doute est-ce le signe de quelque chose puisque tout s’immobilise lentement.

Maud Hagelstein Janvier 2011

Maud Hagelstein est Chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l’ULg, dans la faculté de Philosophie et Lettres. Ses principales recherches portent sur les rapports image/culture © Maud Hagelstein / Université de Liège

1 Le groupe Black Market International existe depuis 1985 et était constitué uniquement d’artistes masculins au départ. Les artistes de BMI ont marqué la scène artistique internationale en investissant régulièrement de grands espaces non théâtraux pour leurs performances. Adresse du blog : http://blackmarketinternational.blogspot.com/ Voir aussi 15 principles of Black Market International
(Michael LaChance) : http://www.performance-art-research.de/black_market_international.html

2 www.bone-performance.com

3 Parmi les performeurs présents : Jürgen Fritz (Germany), Myriam Laplante (Canada / Italy), Wen Lee (Singapore), Jason Lim (Singapore), Alastair MacLennan (Northern Ireland), Boris Nieslony (Germany), Jacques van Poppel (Netherlands), Elvira Santamaria (Mexico), Marco Teubner (Germany), Julie-Andrée T. (Canada), Roi Vaara (Finland).